Article sur l'expérience que fut "Le gouvernement des jeunes" par d'Edouard Saab, correspondant à Beyrouth du journal
Le Monde et rédacteur en chef de L'Orient-Le Jour. Edouard Saab écrit
:
Le savoir lâché par le pouvoir
Ghassan Tuéni, Henri Eddé, Emile Bitar... Des 12 appelés, il ne reste que 9 élus. Ces derniers ne s'en portent
pas plus mal. Au contraire. C'est aujourd'hui seulement qu'ils vont se retrouver homogènes et solidaires.
Il faut savoir gré au chef de l'Etat d'avoir sciemment risqué la présence au sein du gouvernement de ces "trublions" qui, pour avoir infusé un sang nouveau à son régime, ne l'en ont pas moins secoué
par leur attitude par trop indépendante, par leurs idées par trop originales, par leurs projets, peut-être brouillons mais
trop audacieux pour une société devenue allergique à tout changement. Pourtant, il ne dépendait que du président Frangié de
ne s'entourer que d'éléments incultes et serviles. Dans un honorable souci de dépassement, se voulant le prototype du bon
père de famille, au sens le plus juridique de l'expression, M. Frangié a repris quelques unes des doléances formulées dans
une lettre ouverte par son fils député, au lendemain de l'accession de son père à la Première magistrature de l'Etat. Il a
donc fait appel à une équipe anticonformiste de jeunes, dans un gouvernement de jeunes.
Mais il ne suffit pas que
les jeunes s'assemblent pour qu'ils se ressemblent. Une fois de plus, nous nous devons de distinguer entre la jeunesse du
pouvoir et la jeunesse du savoir. Un autre épisode de cette lutte, qui se situe au niveau des structures mentales, et
qui, au Liban, doit se substituer à toute autre forme d'antagonisme social ou politique. Les seules véritables contradictions
qui opposent les Libanais, dans tous les milieux et dans tous les secteurs de la vie publique et privée, relèvent du concept
que l'on se fait de ce pays et des méthodes que l'on voudrait suivre pour le servir. Désormais,
il n'y a plus de bons et de mauvais Libanais. Il y a les médiocres et les autres. Ceux qui se sont emparés des commandes de
l'Etat pour instaurer la médiocrité en système de gouvernement et faire, de la sorte, acte d'allégeance à un libanisme dit
"intégral" et ceux qui, pour avoir épousé leur siècle et pour s'être conformés aux impératifs du progrès scientifique, refusent
de se renier, au risque de vivre en marge de la république et de se priver des honneurs et des privilèges du pouvoir.
De l'attitude des trois ministres frondeurs, on ne retiendra rien de plus
qu'une "certaine idée du Liban." Ils représentent le savoir auprès du pouvoir et cela implique tout simplement qu'ils
rejettent à priori cette notion rétrograde du Liban de papa, avec tous les préjugés dont elle se prévaut et le conservatisme
sentimental dont elle se couvre. Rien qu'un Etat moderne, et c'est énorme. Un Etat qui cesse de penser "petitement et prudemment",
affranchi du joug des trusts et des lobbies, et qui ose affronter tous les problèmes qui s'opposent à sa croissance, y compris
ceux qui ont été, à une époque de son Histoire, l'une de ses raisons d'être. En un mot, un Etat qui vit et qui ne survit plus.
Voilà qui suffit pour absoudre les "Trois " des fautes de "calcul", d'imprévision, de démesure, voire même de surenchère démagogique
dont ils sont accusés. Seraient-ils des théoriciens? Pas nécessairement, mais les représentants d'une nouvelle classe politique.
Ni des héros, ni des génies, mais des hommes lucides et dont l'intelligence et la culture leur imposent des options et un
comportement qui sont la négation de cet Etat statique, paradis des politiciens des années 40. Parce qu'ils sont dynamiques
et qu'ils ne doivent rien à la médiocrité -atout magique des gens du pouvoir-, ils optent pour le changement et peuvent se
réclamer valablement du savoir.
Tel est bien l'enjeu de cette bataille. Il va bien au delà des considérations politico-économiques qui ont provoqué
le départ de MM. Tuéni, Eddé et Bitar. Ce ne sont pas les difficultés et les risques inhérents à l'arabisation, aux suites
du décret 1943 ou au retrait des licences d'importation des produits pharmaceutiques qui ont fait des trois ministres démissionnaires
des cas. Ce qui s'est produit en fait, c'est un véritable phénomène de rejet du savoir
par un pouvoir médiocre de par son infrastructure, incapable d'opposer l'argument à l'argument et qui, pour redevenir lui-même,
égal à lui-même , a du se déparer de sa vitrine et de son fard.
Quand aux rescapés, on peut évidemment déplorer que ces valeurs individuelles soient tellement dispersées alors qu'elles
pourraient se retrouver autour d'un dénominateur commun que leur expérience commune du pouvoir a mis en évidence. Tous les
trois ont souffert de cette image d'une société anarchique et croulante, décrite par Mounier, et qui n'est autre chose qu'"une
aristocratie d'hommes ambitieux et riches rongeant d'un côté la volonté électorale, de l'autre envahissant l'Exécutif, celui-ci
étant soumis, par la combinaison des ministères et le caprice de l'Assemblée, à une instabilité, à une faiblesse, à une incompétence
et à une discontinuité congénitale". La conclusion du philosophe français, les trois ministres l'ont tirées d'eux-mêmes, de
par leurs contacts avec les réalités politiques de chaque jour :" Le monde de l'argent ferait bien, s'il ne craignait pas
sa chute prochaine, l'économie d'un fascisme : il n'est pas de plus libre terrain de manuvre que le désordre libéral."
Edouard Saab
Au lendemain de la démission d'Emile Bitar, Marc Riachi, le célèbre
chroniqueur et éditorialiste du Nahar écrit sous le titre, "La victoire du mur d'argent" :
"Elle est belle cette démocratie !
Après qu'Emile Bitar ait obtenu la confiance du parlement sur sa politique, le
Conseil des ministres ne l'a pas soutenu dans sa tentative de guérir les carences du système d'importation des médicaments.
Emile Bitar a démissionné et sa démission fut acceptée.
Emile Bitar qui fut un ministre excellent et fut cohérent avec lui-même, et fidèle
à ses convictions, convictions qui étaient précédemment soutenues par le pouvoir, Emile Bitar a présenté sa démission et n'
a pas cédé, n' a pas reculé sur le principe alors que tous les autres ont cédé et reculé. Tous ceux qui l'avaient préalablement
soutenus. Il a démissionné alors que d'autres sont restés, cherchant à justifier le fait qu'il restent, alors qu'Emile Bitar
n'a pas cédé sur ses principes et sur ces convictions. Et il a quitté le ministère.
Le fait est que cette aventure de Bitar, cette opération qui consistait à se heurter
de front au mur d'argent était observée attentivement par l'opinion. Si l'opinion le soutenait, elle ne pensait pas moins
qu'il s'agissait d'une aventure qui ne réussirait pas à briser le mur d'argent et les monopoles. Mais Bitar a continué à affronter
le mur d'argent et a quitté le gouvernement car il a refusé de capituler, de lever le drapeau blanc et de se rendre au mur
d'argent.
Emile Bitar quitte le gouvernement la tête haute car il fut le premier
à affronter le mur d'argent et à s'y cogner la tête sans que sa tête ne se brise. C'est le gouvernement tout entier qui s'est
brisé même s'il reste.
Le mur d'argent a enregistré plus d'une victoire sur ces "idéalistes" comme Emile
Bitar qui ont cru qu'il était possible de briser ce mur d'argent tout en préservant le système politique.
Et la démission de Bitar donne un nouvel argument à ces révolutionnaires qui pensent
qu'il ne peut y avoir de réformes dans le cadre du système actuel et que le mur d'argent sera toujours plus fort que ces utopistes,
quelque soit leur degré de pureté, qu'il n'y a pas de compromis possible, que l'on ne peut que céder et se soumettre.
Depuis le décret 1943, le chapelet s'est étiolé et Emile Bitar est resté
debout comme un roc jusqu'à ce qu'on l'abatte et alors il est parti dans la grandeur, en héros, et avec lui se sont évanouis
tous les espoirs des défavorisés, des pauvres, des humbles, et avec lui s'est évanouie la dernière opportunité de protéger
et de sauver le système tout en libérant du mur d'argent.
Et bien sûr, Bitar a démissionné mais le gouvernement reste, car ce gouvernement
est prêt à tout sacrifier pour rester en place.
Marc Riachi
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