Sur cette page seront recencées et brièvement décrites les principales réalisations
d'Emile Bitar en tant que ministre de la Santé, depuis sa toute première décision qui a consisté à supprimer l'humiliant certificat
d'indigence (chahdat foukr el hal, que chaque citoyen était contraint de demander afin d'avoir accès aux soins), jusqu'à
son dernier combat contre les monopoles des importateurs de produits pharmaceutiques. Nous évoquerons la mise en place par
Emile Bitar de l'Assurance Maladie le 1er fevrier 1971 et les obstacles qu'il a fallu surmonter pour réussir cette gageure. Seront
également évoqués la mise en place du Carnet de Santé, la création du Bureau National des Médicaments, la fondation
de l'Ecole Nationale des Infirmières, la fondation d'hôpitaux et de dispensaires au Sud, dans la Bekaa, au Nord et dans l'ensemble
des régions défavorisées, les campagnes de prévention et d'hygiène, le renforcement du secteur hospitalier public, le passage
aux 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 dans les hôpitaux, jusque là non appliqués au Liban, la réforme de la structure du ministère
de la Santé, la politique de motivation des fonctionnaires... Finalement, nous évoquerons la "bataille des médicaments" qui fut
la cause de la démission d'Emile Bitar.
Sa nomination au poste de Ministre de la Santé le 13 octobre 1970
allait donner à Emile Bitar l'occasion de mettre en pratique les nombreux programmes qu'il avait élaborés durant les années
60, programmes qui avaient été publiés dans divers quotidiens, soit sous son propre nom, sous le pseudonyme « l'interne de
garde ».
Il consacra les deux premières semaines à la réalisation d'un état des lieux du
Ministère de la santé et à la définition de deux programmes d'action distincts : un programme à court terme sur lequel il
s'engageait à rendre des comptes dans une période de 6 mois, et un programme de long terme couvrant plusieurs années. Lors
de sa première conférence de presse, il déclare : « Ce ministère était celui des intérêts privés, nous allons le transformer
en Ministère de la Santé publique. » L'esprit qui présidait à son action dans les premières semaines était clair : il s'agissait
essentiellement de renforcer le rôle du secteur hospitalier public, de lui donner la vigueur qui lui manquait, ainsi que de
mettre en place l'Assurance maladie. La question des médicaments n'était pas encore directement évoquée car Emile Bitar
considérait qu'elle faisait naturellement partie du problème de la santé publique au Liban et quelle serait traitée en même
temps que l'Assurance maladie.
En octobre 1971, un an après l'arrivée au pouvoir d'Emile Bitar, on peut lire dans Le Jour, journal fondé par Michel Chiha, quotidien qui n'a pourtant pas l'habitude de tresser de couronnes aux
dirigeants, l'article suivant :
Le Dr Emile Bitar, ministre de la Santé
Réellement, il est difficile de ne pas admirer les mesures énergiques et rationnelles
que vient de prendre le Dr Emile Bitar, ministre de la Santé, pour assurer un service médico-chirurgical immédiat aux malades
libanais.
Réduire les subventions consacrées à certains centres médicaux privés devenus en grande partie de véritables centres
commerciaux et où les médecins n'ont presque aucune participation aux bénéfices, financer les hôpitaux gouvernementaux pour
les doter de tous ce qui est indispensable à la pratique courante, supprimer les billets d'indigence pour faciliter les hospitalisations
gratuites, adopter la permanence médicale à plein temps, c'est-à-dire 24 h sur 24 de travail médical, engager des assistantes
sociales, des infirmières et des médecins de toutes les spécialités, améliorer l'état des établissements hospitaliers gouvernementaux
et en créer d'autres avec de nouveaux dispensaires, etc toutes ses mesures dénotent
un esprit actif, avisé et créateur qui transformera en profondeur le domaine médical et qui doit inspirer une très grande
confiance à tous les citoyens du Liban.
Le ministre de la Santé mérite les remerciements de tous les libanais pour avoir affronté avec une audace désintéressée
le problème épineux des prix élevés des médicaments, problème jamais résolu avant lui.
En introduisant dans l'exercice de la médecine tant de facteurs nouveaux, il a franchi le seuil de l'immortalité et
a pénétré triomphalement dans l'histoire de la médecine au Liban.
Nous sommes sûrs que le ministre frappera avec une main d'acier et impitoyablement
ceux qui cherchent à multiplier leurs millions avec le commerce pharmaceutique aux dépens de la classe moyenne et en foulant
les cadavres des malades pauvres qui ne peuvent satisfaire leur cupidité.
Ces commerçants utilisent tous les moyens (menaces)
pour justifier leur cupidité : ils oublient que les médicaments ne sont plus à la portée de la classe moyenne et de la classe
pauvre et que seuls les riches peuvent s'en procurer.
Au Liban comme dans tous les pays du globe, les
médicaments ont la même importance te la même nécessité que le médecin et le pain quotidien.
Pour
toutes ces raisons, le Dr Emile Bitar mérite d'être placé parmi les grandes figures médicales libanaises du XXème siècle.
Que les laboratoires dépensent pour découvrir,
que les gouvernements subviennent à ses dépenses sans sacrifier les classes moyennes et défavorisées et leurs pays.
La vie des masses n'a pas de prix.
Joseph K. Asmar
Le 2 novembre 1970, le quotidien Le Soir publie l'article suivant, assez révélateur quand à la méthode
de gouvernement d'Emile Bitar :
Pour la première fois, un ministre de la Santé visite les lépreux
libanais
Le Dr Emile Bitar s'est rendu à Damas
dans le courant de la semaine écoulée. Il ne s'y est pas rendu en visite officielle ou pour rencontrer son homologue Il s'y
est rendu pour visiter les lépreux libanais qui sont hospitalisés à Kosseir, sur la route d'Alep, à une vingtaine de km de
Damas. Il existe en effet une léprerie à Kosseir, créée il y a plus de cinquante ans par l'Etat Syrien et tenue jusqu'à il
y a quelques années par les Soeurs de la Charité. Les lépreux libanais, pour la plupart du Hermel, y sont hospitalisés et
soignés. Or, c'est la première fois qu'un ministre libanais se soucie de ces lépreux que Raoul Follereau s'est fixé pour mission
de sauver et de remettre dans le cercle humain.
Le Dr Bitar s'est rendu auprès des lépreux non pas incognito, mais sans faire résonner les trompettes
de la publicité et de la propagande. Il l'a fait par esprit d'humanité, conscient de ses véritables responsabilités de ministre
de tous les Libanais. Si on en n'a point parlé dans la presse, c'est que le ministre de tient pas s'entourer d'une publicité
personnelle. Il accomplit son travail, dans la discrétion.
Cependant, une
amicale indiscrétion nous a valu cette information et c'est pourquoi nous avons tenu à la communiquer à nos lecteurs.
Qu'il y ait un style nouveau au gouvernement, c'est un fait. Qu'au ministère de la Santé souffle maintenant
un air salubre et revivifiant, c'est certain.
Le Dr Emile Bitar, ministre de la Santé
Discours de M. Joesph Abi Saleh, directeur général
de la Santé au Ministère de la Santé et des Affaires Sociales
Messieurs,
En cette séance, consacrée à la mémoire du Professeur Emile Bitar, je prends la
parole avec hésitation. Que puis-je en effet dire, en quelques minutes, que vous ne connaissiez déjà sur l'homme, le médecin,
le ministre de la santé, l'historien de la médecine, le Professeur, le membre d'un parti politique. Mort dans la force de
l'âge, il avait eu le temps d'étonner par ses multiples facettes. Gênant pour d'aucuns jusqu'à susciter leur inimitié, admiré
par d'autres jusqu'à emporter leur adhésion et leur attachement, il a imposé à tous son respect.
Il se distinguait par un abord calme, gentil, souriant et des fois affable,
avec souvent une certaine réserve sinon une timidité. Pourtant il a laissé, après son mandat de 14 mois comme ministre de
la santé l'image d'un homme dur, fort de ses positions, décidé et décideur, impatient des résultats, promoteur et artisan
des réformes, ne reculant pas devant la polémique, allant jusqu'à invectiver la magouille.
De quoi était-il trempé et inspiré ? A-t-il légué un message durable ?
Il me semble que pour répondre judicieusement à ces interrogations, il faut d'abord
savoir d'où il vient.
Dr Emile Bitar vient des régions que je connais bien puisque j'en viens aussi,
celles des pentes du Batroun qui en sont restées au crétacé calcaire et qui se livrent aux habitants en relief tourmenté et
en terre sèche, rocheuse, dénudée et pauvre. Ne s'y développent bien et sans labeur que les papillionacées que le paysan doit
perpétuellement combattre et remplacer pour assurer la toilette de son environnement et la productivité vivrière de ses terrains
en terrasses.
A l'image de notre paysan, Dr Emile Bitar s'est distingué par une dureté
au labeur, une clarté dans le jugement et surtout une absence totale de promiscuité intellectuelle et de compromission
morale. Par ailleurs, issu d'un milieu paternel et maternel rompu à la politique et aux grandes charges publiques,
il ne s'est trouvé ni fermé au réalisme, ni facile à désarçonner.
Son comportement comme Ministre de la Santé illustre ce que nous venons de relater.
Dans cette charge il a justifié ses déterminants et ses choix, et par dessus tout sa foi religieuse et humanitaire. Il ne
pouvait être moins ou autrement inspiré et dévoué que ces deux surs, consacrées au service des autres dans un ordre religieux
né dans cette même région du Batroun qui, au surplus, continue à être pour cet ordre et le port de ses amarres et l'explication
de ses caractéristiques.
D'un service public qu'est le Ministère de la Santé et dont la meilleure
performance consiste à se conformer à l'horaire des six ou huit heures, le ministre Dr Emile Bitar a voulu faire un service
au public, dynamisé et en perpétuelle alerte, capable de répondre à tout moment aux exigences de la prévention aussi bien
qu'aux besoins des malades et à la fonction de l'enseignement. Dépensant sa vigueur des 39-40 ans, ayant acquis l'allégeance
et l'attachement des meilleurs de ses fonctionnaires, s'étant entouré d'une équipe dévouée, il a activé la vaccination, planifié
les centres périphériques et les hôpitaux des chefs-lieux, nommé des agents locaux de santé, créé l'Ecole des infirmières.
Il s'est battu contre toutes les barrières administratives pour arriver à faire fonctionner les hôpitaux publics 24h sur 24,
et leur donner la qualification d'hôpitaux d'enseignement. Il a réussi. De même il a réussi à éliminer de la liste des conditions
de l'hospitalisation aux frais du Ministère de la Santé, le certificat humiliant et douloureux de l'indigence.
Mais le combat pour lequel il a été le plus reconnu, c'est celui des produits
pharmaceutiques. On dit que la violence, ici, tient au fait que ce combat était mené contre, non plus des textes, mais des
hommes. ()
Messieurs,
Il est temps que je m'arrête pour poser la question suivante : le ministre,
Dr Emile Bitar a-t-il en démissionnant et depuis sa démission, perdu la bataille ? Je réponds par la négative.
S'agissant notamment des produits pharmaceutiques, et malgré le grave délabrement
dont a pâti l'administration publique depuis 1975, nous constatons que la tarification continue à se faire sur des bases établies
par lui-même. L'index très détaillé continue à paraître. Le ré-enregistrement périodique est devenu un objectif auquel sont
maintenant acquis les importateurs eux-mêmes; des projets de loi en ce sens ont été déposés à plusieurs reprises
Joseph Abou Saleh, Directeur
général du ministère de la Santé
Ci-dessous quelques articles permettant de comprendre les problématiques d'une politique des médicaments au Liban et
dans le monde
Commentaire - Mythes pharmaceutiques
|
Par Marcia Angell*,
* Marcia Angell est maître de conférences en médecine sociale à la Harvard Medical
School et l’auteur de The Truth About the Drug Companies : How They Deceive Us and What to Do About It (La vérité sur
les compagnies pharmaceutiques : Comment elles nous trompent et comment les en empêcher).
Les compagnies pharmaceutiques veulent nous faire croire que la
montée en flèche des prix des médicaments est nécessaire pour couvrir leurs coûts de recherche et développement (R&D),
argument qui implique qu’elles dépensent la majeure partie de leurs fonds en R&D, et qu’une fois la dépense
faite, il ne leur reste qu’un maigre bénéfice. La réduction des prix, disent-elles, étranglerait la R&D et étoufferait
l’innovation. La vérité est bien différente. Les grandes compagnies pharmaceutiques dépensent relativement peu en
R&D, bien moins qu’elles ne dépensent en marketing et en gestion, et encore moins que ce qu’il leur reste
de bénéfices. En 2002, par exemple, les dix plus grosses compagnies pharmaceutiques américaines enregistraient 217 milliards
de dollars de ventes. Selon leurs propres chiffres, elles ont dépensé 14 % des revenus des ventes en R&D. Elles ont toutefois
dépensé deux fois plus, soit un effarant 31 %, en marketing et gestion. Il leur resta également 17 % de bénéfices. La plupart
des compagnies pharmaceutiques regroupent le marketing et la gestion dans leurs rapports annuels, mais certains montrent parfois
que 85 % du total peuvent être attribués au marketing. Si l’on part du principe que ce chiffre est à peu près le même
pour la plupart des grosses sociétés, et il y a de fortes raisons d’y croire, elles dépensent donc deux fois plus en
marketing seul qu’en R&D. Dans leurs annonces publiques, les industriels réfutent ce chiffre en comptant seulement
quatre activités spécifiques de marketing : les visites des représentants auprès des médecins, la valeur des échantillons
gratuits, la publicité directe auprès des consommateurs et les publicités placées dans les journaux médicaux. Pourtant, de
fait, les budgets de marketing couvrent bien plus que cela et couvrent surtout « l’éducation » des médecins (destinée
à leur enseigner comment prescrire plus de médicaments). Et les bénéfices alors ? Pendant des années, les compagnies pharmaceutiques
des États-Unis ont réalisé des bénéfices supérieurs à toutes les autres industries, après la déduction de la R&D et de
tous les autres coûts. Comparons les 17 % de bénéfices des dix principales compagnies pharmaceutiques américaines en 2002
avec la moyenne de seulement 3,1 % de toutes les industries classées au « Fortune 500 » cette année-là. En 2003, pour la première
fois, l’industrie pharmaceutique est tombée de la première à la troisième place en terme de rentabilité, mais ses bénéfices
sont restés bien supérieurs à la moyenne. L’argument avancé récemment selon lequel les compagnies pharmaceutiques
dépensent en moyenne 802 millions de dollars pour mettre sur le marché chaque nouveau médicament est fondé sur des données
secrètes appartenant aux entreprises elles-mêmes et est gravement exagéré. Quelles que soient les dépenses en R&D, si
les compagnies pharmaceutiques dépensent plus en marketing et font de plus gros bénéfices, elles peuvent difficilement défendre
l’idée que les prix élevés sont nécessaires pour couvrir leurs coûts de R&D. En fait, ces prix élevés sont nécessaires
pour couvrir les grosses dépenses de marketing et maintenir le niveau des énormes bénéfices. On assiste maintenant à une baisse
des prix, mais les compagnies pharmaceutiques compensent en essayant de pousser à la consommation un plus grand nombre de
personnes pour des affections douteuses ou exagérées, augmentant ainsi leurs volumes. Ce qui compte ici n’est pas
de savoir combien les compagnies dépensent en R&D mais si nous, consommateurs, en avons pour notre argent. Aussi remarquable
que cela paraisse, seule une petite partie des médicaments sont réellement novateurs au sens propre du terme. De 1998 à
2003, sur les 487 médicaments ayant été commercialisés, 78 % d’entre eux ont été déclarés comme n’ayant guère
plus d’effet que les médicaments déjà présents sur le marché, selon la Food and Drug Administration américaine (Secrétariat
américain aux produits alimentaires et pharmaceutiques). De plus, 68 % d’entre eux n’étaient même pas de nouveaux
composés chimiques mais simplement de vieux médicaments recyclés sous de nouvelles formes ou combinaisons. En d’autres
termes, la production principale de l’industrie ne porte pas sur de nouveaux médicaments essentiels, mais plutôt sur
des variations mineures apportées à certains médicaments déjà commercialisés, étiquetés comme médicaments imitateurs ou médicaments
« moi-aussi ». Ainsi, le médicament le plus vendu au monde, Lipitor de Pfizer, est le quatrième d’une série de six médicaments
de même type servant à contrôler les taux de cholestérol. Il existe aujourd’hui des familles entières de médicaments
imitateurs et peu de raison d’espérer qu’il y en ait un qui sorte du lot à dose comparable. Loin d’être
un modèle de libre entreprise, l’industrie pharmaceutique dépend à l’extrême de la recherche gouvernementale et
des concentrations de subventions gouvernementales, sous la forme des brevets et des droits de marketing exclusifs. Les quelques
médicaments novateurs qui sont généralement issus de recherches financées par les deniers publics sont créés dans les laboratoires
gouvernementaux ou universitaires. Même au sein des médicaments imitateurs, l’original est généralement basé sur des
travaux subventionnés par le gouvernement. Ainsi, le premier médicament de type Lipitor, Mevacor, a été mis sur le marché
en 1987 et était en grande partie le résultat de recherches universitaires. La plupart des médicaments les plus vendus aujourd’hui
ont des auteurs qui remontent aux années 1980 ou même avant. N’en reste pas moins que, malgré la rhétorique de l’industrie,
les compagnies pharmaceutiques sont de moins en moins novatrices. Elles ne font que réarranger les mêmes vieux médicaments,
pour obtenir de nouveaux brevets et l’exclusivité, tout en s’appuyant sur leur force marketing pour convaincre
les médecins et les patients qu’elles produisent des miracles médicaux. Tous les pays industrialisés régulent le
prix des médicaments sur ordonnance d’une manière ou d’une autre. Même aux États-Unis, Medicare régule les tarifs
médicaux et les frais d’hôpital. Nous n’avons ainsi aucunement besoin de nous inquiéter de l’étouffement
des aspects novateurs de la R&D. Les compagnies pharmaceutiques en font bien moins qu’elles ne le prétendent
et le peu qu’elles réalisent, elles peuvent facilement le financer.
© Project Syndicate. Traduit de l’anglais
par Catherine Merlen.
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