L'enseignement médical à l'époque des premiers médecins libanais diplômés
par le Dr Edgar M. Gédéon
C'est seulement au milieu du XIX ème siècle que l'on peut parler de vraie médecine libanaise, les premiers médecins
diplômés ayant été formés en Egypte à partir de 1837. Les deux facultés de médecine libanaises, l'AUB et l'USJ, ont été fondées
respectivement en 1867 et en 1883.
Les
premières promotions de médecins libanais formés en Egypte comptaient des hommes avides de science, ne suffisant pas seulement
de maîtriser leur profession médicale, mais poussés par une curiosité scientifique et un désir ardent d'apprendre, ils étaient
à la fois mathématiciens, biologistes, poètes et médecins...
Le
docteut Chaker El Khoury est peut-être le meilleur exemple de ce que furent ces premires médecins. Son livre, "Majmat al Massarat"
est un recueil de souvenirs, de pensées philosophiques, avec un souffle poétique et une teinte d'humour. Il était, sans aucun
doute, le plus "rabelaisien" de sa génération. Les souvenirs énumérés dans son livre concernant sa formation médicale permettent
de retracer avec beaucoup de fidélité les étapes des études médicales des premiers médecins libanais diplômés.
Né à Bkassine, (Caza de Jezzine) en 1847, et après des études primaires et
secondaires dans son village, à Moukhtara, à l'Ecole Nationale de Boutros el Boustany et à Antoura, le Dr Chaker El Khoury
décide sur les conseils d'un ami de poursuivre des études médicales au Caire, à Kas el Aïni qui était à l'époque la seule
Faculté de Médecine du monde arabe. Il y est admis en 1868, c'est à dire 31 ans après l'admission des 4 premiers médecins
libanais envoyés par l'Emir Béchir II pour poursuivre des études médicales en Egypte en 1837.
Les informations
données par le Docteur Chaker El Khoury concernant ses études sont fort intéressantes. Elles décrivent non seulement les modalités
d'admission, mais aussi la description de l'Hôpital Universitaire, le programme des études médicales, les examens et les diplômes
décernés et sont étayées d'anecdotes croustillantes...
Curieuse coïncidence.
Même en 1868, il fallait une lettre de recommandation d'un très haut placé pour
être admis à Kasr el-Aïni. Le père du Docteur el-Khoury étant un membre du Conseil d'Administration du Liban (le petit Liban
d'alors), c'est le Mutassaref Daoud Pacha qui envoie la lettre de recommandation. Chaker parlait et écrivait le français et
l'anglais. C'était assez pour en faire un médecin, lui décerner une bourse d'études et réaliser ses rêves.
Les places réservées
aux Libanais et aux Syriens étaient limitées à dix, et l'attente au Caire avant se faire inscrire à la Faculté, était longue.
Le jour de son admission, Chaker écrit, aussi heureux qu'un "ivrogne ou qu'un fumeur de hashish".
La Faculté de
Médecine du Caire avait été fondée par Mehemet Ali en 1827 et dirigée par le fameux Clot Bey. L'Hôpital universitaire comportait
un milliers d elits et des médecins de garde étaient assignés pour le service de nuit. deux cents étudiants poursuivaient
leurs études médicales et étaient habillées en officiers. La Faculté leur fournissait un costume d'hiver et un costume d'été.
On n'oubliait pas aussi de leur fournir un joli Tarbouche et des chaussures. Les étudiants vivaient comme internes à l'hôpital.
Les livres étaient
gratuits pour les égyptiens et vendus à un prix réduit aux Libano-Syriens connus sous le nom de "Chawam". Les étudiants égyptiens
touchaient 30 piastres par mois et 120 piastres pendant leur dernière année d'études. les études duraient 6 ans, l'enseignements
e faisant en arabe. Les médecins égyptiens, une fois diplômés, étaient nommés par le Ministère de la Santé à des postes variés
dans toutes les régions d'Egypte.
Les premières
années d'études étaient limitées aux sciences de base : géologie, sciences minérales, chimie, botanique. Durant les anées
qui suivaient, les cours se rapportaient à l'histologie et à l'anatomie. Les séances de dissection étaient fort prisées, ce
qui avait beaucoup étonné deux voyageurs, Michaud et Poujalat : "Des cadavres à disséquer représentent une avance inouïe dans
ce pays où il y a moins de danger à tuer un homme qu'à le soumettre au scalpel après sa mort". Malheureusement les choses
n'ont pas changé depuis, au moyen-Orient. Et nos deux voyageurs d'ajouter : "il y a bien eu quelques rumeurs parmi la population,
mais pour les apaiser il a été dit qu'on ne disséquait que des Coptes et des Grecs."
Chaker El Khoury
ajoute aussi qu'un jour, pour protester contre la dissection, un étudiant attaqua le Professeur d'anatomie avec un poignard
et lui occasionna des blessures à la tête, à la poitrine et au coude. pour la même raison, un autre professeur d'anatomie, un Autrichien, faillit être tué par des eunuques qui pensaient que l'un de leurs camarades
avait été disséqué.
Des cours de
pansement, de médecine interne, de chirurgie, de gynécologie et d'ophtalmologie étaient donnés durant les dernières années.
Curieux détail, l'ophtalmologie était connue sous le nom de "Kahala", du mot "Kohl" souvent utilisé comme remède.
Des examens annuels
avaient lieu et les certificats délivrés représentent un régal littéraire. On y parle d'un candidat "qui a émerveillé les
présents et rempli de satisfaction les yeux des spectateurs". Un autre candidat
" a donné des réponses justes, avec calme et sérénité"...
Le grand jour
reste cependant le jour de l'examen final ? A côté du Jury, sont présents l'héritier au trône Mohamad Toufic Pacha, les hauts
dignitaires de l'Etat, les officiers, les Cheikhs et les évêques. Et le diplôme n'oublie pas de mentionner que "c'est grâce
à l'aide divine et à la bienfaisance khédivale" que Chaker el Khoury, fils de Youssef El Khoury, est devenu un effendi tabib
et hakim. Citer en même temps les mots de "tabib" et "hakim", signifiait déjà à l'époque que le médecin n'est pas seulement
le médecin du corps, mais le sage, le conseiller. Nos diplômés d'aujourd'hui peuvent-ils avoir cette prétention ?
Vingt étudiants ont été diplômés en même temps que Chaker el Khoury en 1874.
dans son livre édité en 1908, c'est-à-dire 3 ans avant sa mort, il se demande ce qu'ils sont devenus et il ajoute "ils
sont tous des effendis, que personne ne s'en offusque" et d'ajouter : "je ne sais s'ils sont encore vivants, s'ils sont pauvres
ou riches, salariés ou non, célibataires ou mariés". En relisant ce dernier paragraphe, on ne peut pas se souvenir des paroles
d'André Billy, quand il disait : il nous arrive parfois de respirer l'air d'un siècle auquel nous sommes ramenés par la même
loi qui ramène l'émigré au pays natal. Car il y a un pays natal dans le temps comme il y en a un dans l'espace."